La pièce de Bernardo Carvalho, une suite d’échanges déshumanisés sur fond de crise économique

Jouée cet été en Avignon, la pièce Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas de l'auteur brésilien Bernardo Carvalho, voit un père aphasique revenir dans une Europe malade d'une crise économique où les contacts ne sont plus qu'administratifs, tactiques, financiers. Glaçant.

En plus de voyager sans relâche, l’auteur brésilien Bernardo Carvalho est correspondant pour le journal Folha de Sao Paulo. ll a vécu entre autres à Paris et à New York. On qualifie souvent ses pièces de fictions documentées, il en va ainsi de Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas, à l’affiche du dernier Festival d’Avignon où la pièce était mise en scène par un autre Brésilien Antônio Araùjo.

Assez déroutant d’inaugurer une série de pièces avec celle-ci, où chaque protagoniste semble souffrir d’absence à lui-même, presque de dépersonnalisation, sur fond d’une crise économique si prégnante, si terriblement admise qu’elle justifie entre les individus une langue aride, atone, pauvre. Juste celle du constat. Constat que la crise économique sévit sur tout et chacun et que nul ne sait par où la prendre. Insaisissable, elle laisse sur les êtres le malaise de ceux qui ont comme pour centre de gravité l’impuissance. Un découragement de départ. Un cynisme admis.  

Ceux qui le subissent sont une myriade, qui disent « ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas ». La double négation du titre signifie précisément cette langue, très contemporaine, tronquée d’avance et, la devançant, une pensée qui ne se rassemble plus guère, qui se désespère avant que de s’amorcer… L’injonction économique fait plier tout alentour et, si l’ennemie c’est la finance, nul ne cherche à la combattre ou, circonstances atténuantes, ne sait de quelles armes s’emparer!

Parmi ces personnages, un père, devenu aphasique, revient, de nos jours, sur le continent européen après des années d’absence. Il ne reconnaît plus rien de ce monde où, exilé politique, il avait vécu dans les années 70. Sa fille l’accompagne de rendez-vous en rendez-vous afin de l’arracher à sa sidération, pour le soigner. Ensemble ils croisent des fonctionnaires de l’immigration (respectivement désignés par les chiffres 1 et 2), un ancien syndicaliste ami, un médecin, des économistes, des hommes d’affaires… Les rencontres sont déshumanisées, les phrases laconiques, les réponses systématiques. Jamais l’échange ne se teinte d’intime car toujours il se situe sous le signe du fonctionnel, de la neutralité administrative.

« Parfois je me demande s’il y a vraiment eu un temps où les choses étaient à leur place  et avaient un sens », s’entend dire la fille adulte déguisée en petite fille pour retrouver la voix de son père. Ce n’est pas là qu’une formule passéiste. Extrêmement dur est ce va-et-vient de mots né sous la plume de Bernardo Carvalho qui a bâti une fiction, certes, mais voilà aussi les mots de notre époque, son indifférence assumée, implacable. Cet écho-là nous choque.

"J'ai vu des cas où le patient ne parle pas parce qu'il ne peut pas dire "je". Parce que, soudain, il ne sait plus ce que veut dire "je". Cela explique le silence. On ne peut parler qu'en son propre nom."

Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas de Bernardo Carvalho, aux éditions Les Solitaires intempestifs. Traduit du portugais (Brésil) par Pauline Alphen.

, par Aude Brédy