Solitarité ou le capitalisme à visage roumain

Revenir à Solitarité, pièce écrite et mise en scène par Gianina Carbunariu au dernier Festival d’Avignon. Le nom de cette auteure roumaine née en 1977 m’était familier et me semblait lointain dans le même temps. Impossible de me souvenir du texte que j’avais vu monté, et par qui, et où, et quand. 

Sur une note bibliographique, j’ai retrouvé : c’était Stop the tempo, en 2005, mis en scène par Christian Benedetti au Théâtre-Studio d’Alfortville où Gianina Carbunariu était alors toute jeune auteure associée. Neuf ans plus tard m’est revenu en mémoire, intact, le cinglant de dialogues au rythme sec, rythme sans appel de répliques évoquant des aller-retour de claques ne faiblissant jamais. 

Les protagonistes ? Trois jeunes Roumains qui ont vécu avec une rapidité insoutenable le virage du communisme au capitalisme toutes dents dehors. Un soir, ils s’armeront d’une même radicalité : faire sauter tous les tableaux électriques, arrêter la course déshumanisée du temps et des individus. Couper ce courant frénétique qui les harcèle. Pas un mot n’est à l’excès dans Stop the tempo.

Dans Solitarité, les personnages sont ô combien plus bavards mais chacun de leurs mots fait mouche. Plusieurs tableaux composent la pièce. Le premier rassemble autour du maire d’une commune des conseillers qui, pétris d’une novlangue à faire pâlir les technocrates de Bruxelles, décident des modalités de la construction d’un mur (« une ligne de démarcation ») destiné à « protéger  de la circulation les enfants de la communauté Rom ». En vérité, il s’agit d’exclure du centre ville ladite communauté. La réunion municipale tourne un peu au pugilat, quand, par exemple, un entrepreneur du coin réclame le pot de vin qu’on lui avait promis sur un coin de bureau… 

Gianina Carbunariu a l’art d’oser tranquillement toutes les indécences, dans l’attitude notamment de cet élu et de ses conseillers pleins d’un zèle systématique, grimaçant. C’est ainsi que se bâtit progressivement, avant le mur, une esthétique de l’exclusion qui propose de laisser aux Roms toute latitude pour décorer ce qui les séparera concrètement du reste de la cité! Gianina Carbunariu use d’une réthorique de la frontière et de l’intérêt dans la veine de la farce irrévérencieuse et d’un grotesque toujours vivace, y compris à l’échelle des acteurs qui se disputent l’avantage des rangées du public. Ce ne sont pas ces apartés, un peu longuettes, entre comédiens qui nous séduisent le plus mais bien, à travers des personnages odieux, cette manière féroce qu’a Gianina Carbunariu de montrer le pas brutal, sans nulle transition, effectué par la Roumanie, d’un communisme dur, verrouillé, à un capitalisme où tous les regards se portent vers le fric, capitalisme qui clame sans vergogne par la bouche de l’édile : « On décide, après on informe. C’est ça la démocratie. »

Autre scène : un couple paie une misère une nounou philippine multi-tâches que leur enfant finira pas appeler « Maman », tant sa présence est intense. Insidieusement, au fil de la zizanie qui grimpe entre l’homme et la femme, Gianina Carbunariu nous communique leur ridicule, leur mesquinerie, leur malaise enfin. 

Plus loin, c’est une icône du théâtre roumain que l’on enterre. La défunte, Eugénie Ionesco (!) se dresse néanmoins du haut de son cercueil pour commenter les honneurs, à son goût un peu pingres, et les discours truffé d’approximations sur son parcours, qu’on lui adresse. À les entendre tous s’empoigner, se contredire, s’inventer une intimité avec la tragédienne disparue, qui ne s’en laisse pas conter, on les imagine, on les voit fort bien : le fils, qui a vendu la concession de sa mère contre un parking, le prêtre, la critique de théâtre, les techniciens, le vieux camarade, qui tous y vont de leur tirade convenue que la morte, plus vivante qu’eux tous réunis, égratigne et insulte copieusement. C’est sûrement l’une des caractéristiques d’un texte de théâtre réussi : nous amener, à la seule lecture de dialogues, à des images immédiatement fébriles. Vivantes. 

Ailleurs encore, une réunion de famille évoque les efforts désespérés d’un chauffeur de taxi pour trouver l’argent indispensable à l’opération de sa fille, et c’est la même impression de justesse, de vérité qui nous saute à la figure, entre dérision et cruauté absolue.

Le regard intransigeant de Gianina Carbunariu nous éclaire sacrément sur la classe moyenne de son pays, la Roumanie où, alors que s'éloigne peu à peu le spectre de Ceausescu, le bonheur a trop souvent visage vénal. 

Solitarité suivi de la La Tigresse, de Gianina Carbunariu, traduction de Mirera Patureau et Alexandra Lazarescou, Éditions Actes Sud-Papiers.

, par Aude Brédy